La chronique culturelle #6
Pour cette nouvelle édition, rencontre avec Maëva, étudiante à l’ICART Bordeaux. Cinéphile passionnée, elle revendique un regard à la fois sensible et conscient sur le cinéma : celui d’un art total, capable de bouleverser, d’éveiller et de questionner notre époque. Entre héritage familial, réflexions sur la jeune création et expériences en festival, Maëva partage ses références, ses émotions et sa vision d’un cinéma aussi poétique qu’engagé.
Étudiante en 2ᵉ année de Bachelor à l’ICART Bordeaux, Maëva s’est d’abord orientée vers le journalisme après le baccalauréat, avec l’idée de se spécialiser dans la culture et le cinéma. Elle choisit finalement l’ICART pour suivre des études plus proches de ses centres d’intérêt : la culture et les arts. Cette formation lui permet de comprendre les enjeux du secteur tout en y participant activement à travers des expériences professionnelles et des projets personnels. Maëva poursuit son parcours avec un objectif clair : travailler un jour dans le cinéma.
Comment est née votre passion pour le cinéma ?
Ma passion pour le cinéma est née grâce à mon père, très sensible aux arts. Nous allions souvent dans des cinémas en plein air, et il demandait aux projectionnistes de me montrer le fonctionnement des projecteurs 35 mm : comment la pellicule défile, le jeu des bobines, la lumière qui traverse l'image. À chaque séance, je repartais avec de petits morceaux de pellicule découpés pour moi. C'est à ce moment-là que j'ai commencé à m'interroger sur la fabrication d'un film, sur l'envers du décor. Très vite, je demandais des caméras comme cadeaux d'anniversaire. Chez moi, aller au cinéma était tout un rituel…
Mon père me montrait les classiques sans attendre que j'aie « l'âge idéal ». Je pouvais passer de Stanley Kubrick ou Agnès Varda à des comédies populaires comme Les Sous-doués passent le bac de Claude Zidi. Ce grand écart m'a appris que le cinéma pouvait prendre mille formes. J'ai grandi avec l'humour visuel de Jacques Tati, Buster Keaton, l'humanité poétique de Chaplin, qui m'ont appris l'importance du rythme et du gag visuel.
Mais un souvenir reste fondateur : vers 13-14 ans, j'ai découvert The Virgin Suicides et Lost in Translation de Sofia Coppola. J'ai été fascinée par sa manière de capter les atmosphères, d'installer une mélancolie douce. Je me souviens encore de la fin de Lost in Translation : rester immobile sur le canapé, avec Just Like Honey des Jesus and Mary Chain qui résonne, comme suspendue au générique. J'étais encore jeune pour en saisir pleinement le message, et pourtant, son art avait déjà réussi à me toucher profondément.
Vers 15-16 ans sont venus les documentaires de Michael Moore et Laura Poitras. C'était l'âge où je commençais à prendre conscience du monde, à me questionner sur la société et ses injustices. Des œuvres comme Bowling for Columbine ou Citizenfour m'ont marquée. J'ai compris que le cinéma pouvait être bien plus qu'un divertissement : un outil pour éveiller les consciences et peut-être même contribuer à changer le monde.
J'ai aussi été attirée par Tim Burton, qui fait des « monstres » les véritables héros de ses histoires, et par Michel Ocelot, avec leurs techniques d'animation variées. J'ai très vite été fascinée par la richesse des médiums que le cinéma peut mobiliser : chaque cinéaste choisit une matière, une texture, une technique, et cette diversité me semble être l'un des aspects les plus fascinants de cet art.
En somme, mon regard cinématographique s’est construit dans un mélange d’expériences sensibles et techniques : la fascination pour la pellicule et le dispositif de projection, l’émerveillement devant des récits universels ou intimes, et la découverte de cinéastes qui m’ont appris à la fois l’esthétique, la narration et la puissance du cinéma comme outil artistique et social.
Le dernier film qui vous a particulièrement marquée ?
S'il y a un film récent qui m'a profondément touchée, c'est Valeur sentimentale de Joachim Trier. Après la mort de leur mère, les sœurs Nora et Agnes doivent affronter leur père Gustav, réalisateur autrefois célèbre désormais oublié. Nora refuse de jouer dans le film que Gustav prépare sur leur passé familial. Il confie alors le rôle à une actrice hollywoodienne, bouleversant l'équilibre fragile de cette famille marquée par les non-dits.
Ce qui m'a frappée, c'est la précision avec laquelle Trier orchestre chaque aspect : le visuel, le sonore, le rythme, le jeu des acteurs. Tout est pensé avec une minutie presque chirurgicale.
La bande originale accompagne le récit comme une respiration. Le film s'ouvre sur Dancing Girl de Terry Callier, cette guitare douce et mélancolique qui introduit la maison, véritable personnage central. Et il se clôt sur Cannock Chase de Labi Siffre : une guitare plus vive, plus lumineuse, presque libératrice. Cet arc musical, à lui seul, raconte déjà une trajectoire intérieure.
Le casting est remarquable. Renate Reinsve confirme son immense talent : une justesse de jeu rare, une sensibilité à fleur de peau. Trier utilise la mise en abyme à deux reprises pour interroger la mémoire et la manière dont on raconte une histoire. Ce choix donne au film une profondeur réflexive : on regarde un film qui questionne aussi la fabrication d'un film.
Au-delà de la douleur, il y a une tendresse constante. Les personnages sont bouleversants dans leur humanité : ils se trompent, se blessent, se manquent, et c'est ce qui les rend si proches de nous. Cette écriture nuancée, sans jugement, donne au film une sincérité profondément touchante.
Visuellement, Trier filme les silences, les gestes, les regards comme d'autres filment des actions spectaculaires. C'est dans le détail, dans la respiration, que naît l'intensité. Valeur sentimentale conjugue une maîtrise technique impressionnante avec une vérité émotionnelle rare. C'est un film qui ne se contente pas de raconter une histoire : il la fait ressentir, jusque dans le corps du spectateur.

Retour sur le Biarritz Film Festival – Nouvelles Vagues en 2025, y a-t-il un lauréat qui a retenu votre attention ?
Live a Little de Fanny Ovesen m'a particulièrement marquée. Ce premier long-métrage suédois suit Laura et Alex, deux amies qui entreprennent un voyage en Europe via le couchsurfing. Lors d'une soirée à Varsovie, Laura se réveille dans le lit d'un jeune homme, sans souvenir de ce qui s'est passé. Le film nous fait vivre chaque étape de son acceptation de cette situation traumatisante, avec la multiplicité des regards. La réalisatrice nous transmet le questionnement intérieur de Laura si intensément que nous sommes plongés dans le doute : qu'est-ce qui s'est réellement passé ?
En tant que membre du jury Pass Culture, nous devions sélectionner un film représentant au mieux la jeunesse de manière cinématographiquement pertinente. Il nous est apparu évident que Live a Little méritait ce prix. Fanny Ovesen aborde des thèmes sensibles comme le consentement et l'acceptation des traumatismes avec une subtilité remarquable.
La mise en scène est extraordinaire. La complicité entre les deux amies, les paysages du road trip, la lumière — tout participe à l'émotion. La poésie visuelle crée un contraste puissant entre la beauté des lieux et la gravité de l'expérience vécue. C'est un film qui combine finesse narrative, puissance émotionnelle et virtuosité visuelle, illustrant parfaitement le pouvoir du cinéma pour traiter des sujets actuels tout en restant poétique.
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Quelles tendances observez-vous dans le cinéma d’aujourd’hui ?
Autrefois, il n'était pas rare de trouver des propos sexistes présentés comme de l'humour, ou des histoires romantisant des situations problématiques. Certains diraient que « avant on osait, maintenant on se retient », mais je pense que c'est tout le contraire.
Aujourd'hui, le cinéma sait exprimer de manière artistique ce que beaucoup pensent tout bas. Les réalisateur·rice·s déconstruisent les stéréotypes : ils ne mettent plus systématiquement un homme blanc en héros, sa jeune héroïne en détresse, ou son ami noir ou gay en rôle secondaire. On assiste à une dénonciation subtile de ces mécanismes, sans engagement trop didactique, mais assez pour résonner auprès de toutes les générations.
Exemples récents : Barbie de Greta Gerwig dénonce les injonctions de genre ; Anora de Sean Baker explore la précarité ; The Substance de Coralie Fargeat questionne la domination patriarcale ; Babylon de Damien Chazelle critique l'obsession hollywoodienne ; Parasite de Bong Joon-ho analyse les inégalités sociales ; The Menu de Mark Mylod critique le snobisme des élites.
Le cinéma contemporain se distingue par sa capacité à allier engagement et subtilité : il questionne les représentations, déconstruit les stéréotypes et fait réfléchir tout en conservant une dimension artistique et divertissante.
Selon vous, quelle place le cinéma doit-il occuper dans notre société ?
On vit dans une société où tout va trop vite, où on est submergés par l'information et des formats ultra-rapides qu'on oublie aussitôt. Nos opinions sont souvent guidées par ce qu'on nous impose, alors que beaucoup n'ont pas les moyens de construire un regard critique. C'est pour ça que, selon moi, il vaut mieux passer 1h30 devant un film que de scroller sans fin. Le cinéma, c'est la touche pause dans le tumulte de nos vies. On peut devenir un avatar sous l'eau (Avatar : The Way of Water, James Cameron), être manipulé dans l'espace par une IA (2001 : A Space Odyssey, Stanley Kubrick), attendre fébrilement LE rendez-vous à Montauk (Eternal Sunshine of the Spotless Mind, Michel Gondry).
Mais ces expériences d'évasion nous ramènent aussi à la réalité : 2001 résonne aujourd'hui de manière glaçante avec les avancées de l'IA ; Les Misérables de Ladj Ly parle des tensions dans les quartiers ; Urchin de Harris Dickinson explore la survie d'un jeune SDF ; L'Histoire de Souleymane de Boris Lojkine nous confronte à l'inhumanité des parcours migratoires.
Récemment, Siirat d'Olivier Laxe m'a donné l'impression d'une douce claque : un rappel que, même si on ferme les yeux sur les problèmes, la réalité finit toujours par nous exploser au visage… littéralement. La plus précieuse des marchandises de Michel Hazanavicius, à travers l'animation, aborde un sujet d'une dureté extrême avec une sensibilité bouleversante. Il rappelle le sort de millions de personnes prises dans les conflits actuels.
The Left Handed Girl de Chen Hung-i nous replonge dans la mémoire douloureuse de la Chine pendant la politique de l'enfant unique, évoquant les avortements sélectifs et abandons. C'est une œuvre qui illustre comment le cinéma peut aborder des sujets sensibles longtemps tus.
Selon moi, le cinéma doit occuper une place centrale : il nous transporte, nous fait vivre d'autres vies, tout en nous rapprochant de la réalité et en nous éduquant sur le monde. C'est un art qui nous fait réfléchir autant qu'il nous fait rêver, et c'est ce double rôle qui le rend indispensable.
Vous avez participé comme bénévole au Festival Paradiso Louvre, organisé par MK2, partenaire de l’ICART. Pourriez-vous nous en parler ?
En tant que bénévole au Festival Paradiso Louvre organisé par MK2, j'ai eu des missions variées qui m'ont permis de développer de nombreuses compétences. J'ai accueilli le public à l'entrée du Louvre, ce qui m'a appris la médiation et la gestion de flux dans un contexte exigeant. J'ai aussi accueilli les invités de MK2 et les personnalités ouvrant les séances, développant mon sens de l'organisation et du relationnel.
J'ai particulièrement apprécié ce festival qui allie mes deux domaines de prédilection : le cinéma et les arts, avec les projections dans la magnifique cour du Louvre. C'était fascinant de voir comment le public et les professionnels se retrouvent simplement par amour de cet art, réunis autour de grands classiques. Cette expérience m'a permis de développer des compétences en management d'événements : coordination, anticipation, gestion des imprévus.
J'ai eu la chance de découvrir en avant-première The Secret Agent de Rupert Goold, dont l'acteur Wagner Moura a reçu la Palme d'or masculine à Cannes. Juliette Binoche, cheffe du jury, est venue lui remettre le prix lors du festival, un moment très inspirant. Ce fut la cerise sur le gâteau… un gâteau fait avec les interventions de Sofia Coppola, Noémie Merlant et Camille Cotin qui ont présenté des films tous les soirs.
Cette expérience a été extrêmement enrichissante. Voir concrètement comment se gère un événement d'une telle envergure m'a permis de mieux comprendre les mécanismes de production et de management dans le secteur culturel, un apprentissage précieux directement lié à mon Bachelor à l'ICART. Cela me motive encore davantage à réussir mes études et à contribuer à des projets culturels ambitieux dans le futur.
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Qu’est-ce que votre parcours à l’ICART vous apporte concrètement ?
Mon parcours à l'ICART m'apporte une vision du cinéma beaucoup plus globale et structurée. Au-delà de l'aspect artistique, les cours m'ont permis de comprendre concrètement le fonctionnement de l'industrie : la production, la distribution, la communication et la dimension économique des films.
J'ai appris à analyser un projet cinématographique dans sa globalité, à anticiper les besoins logistiques, financiers et humains. Cette formation m'a également permis de développer un regard critique plus affiné : je peux identifier les choix de mise en scène, la construction narrative, et comprendre comment tout cela sert le récit du réalisateur. Participer à des projets pratiques et événements culturels m'a donné une expérience directe du terrain.
L'ICART m'enseigne à relier théorie et pratique : je vois comment les stratégies culturelles et la gestion de projet influencent la manière dont un film est reçu. Mon regard sur le cinéma est devenu plus riche et complet, combinant passion artistique et connaissance concrète de l'industrie, ce qui me donne des bases solides pour envisager une carrière dans ce secteur.
Les recommandations culturelles de Maëva
🎬 Le meilleur film de tous les temps ?
En tant que cinéphile qui se respecte je ne PEUX pas répondre à cette question, pardon ICART… Mais mon film préféré c’est Lost In Translation de Sofia Coppola mais objectivement est-ce que je dirais que c’est LE meilleur de tous les temps ?
📺 Une série à binge-watcher ?
Game of Thrones adapté des livres de George R. R. Martin
🎧 Une bande originale à écouter ?
Toutes les musiques de Danny Elfman, compositeur des BO de Tim Burton… ET la BO de Valeur Sentimentale de Joachim Trier
🎟️ Une salle de cinéma à découvrir à Bordeaux ?
Le Cinéma Jean Eustache, à Pessac. Ses cinq salles ont chacune leur particularité (la salle Laurel & Hardy a des fauteuils colorés avec des motifs animaliers, la salle Federico Fellini se distingue par ses boiseries et luminaires originaux…). Le cinéma propose une programmation variée, surtout des films Art et Essai en VO, avec projections-débats, avant-premières, retransmissions d'opéras et festivals.
👀 Un livre sur le cinéma à conseiller ?
Making Movies de Sidney Lumet. Il explique son processus d'écriture, de recherche d'acteurs, sans filtre, dans une époque totalement différente où les limites n'étaient pas les mêmes qu'aujourd'hui. Je conseille aussi les archives des réalisateurs·rices : des livres avec des scripts annotés, croquis, photos de tournage — l'occasion de se plonger dans le cerveau de l'artiste.
👂 Un podcast sur le cinéma à écouter ?
Tous les podcasts orientés cinéma sur Radio France, avec des professionnels qui discutent de films, interviews, actus ciné et critiques.
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